VOYAGE AU COEUR DES PASTEURS ET AUTRES EVANGELISTES AFRICAINS A PARIS
Grandes croisades à Paris :
Pasteurs, Prophètes et Apôtres africains
Billet publié le 07/09/2008
http://coulmont.com/blog/2008/09/
Château Rouge, à Paris (XVIIIe arr.), une centaine de mètres au nord de Barbès, est un quartier “africain” : quartier de résidence, et surtout quartier de commerce. Les commerces ethniques et les opérations de rénovation urbaine ont été étudiés à plusieurs reprises par des collègues sociologues, urbanistes ou anthropologues, et leurs travaux donnent d’intéressantes informations sur le contexte.
Mais
ce qui peut frapper certains observateurs, lors d’un passage à Château
Rouge, c’est la multitude d’affiches et de posters pour des
“croisades”, des “prophètes” et des “miracles”. Dans l’espace délimité
par quelques rues les publicités religieuses pour des églises
africaines recouvrent les murs aveugles et les barrières de chantiers.
Sébastien Fath s’était déjà penché dessus, dans une série de photos intitulées Eglises africaines à Château Rouge, et je prends ici sa succession.
Ce que révèle la présence de ces affiches, c’est d’abord l’existence d’églises protestantes (évangéliques, pentecôtistes, indépendantes…) ou situées sur les franges extérieures du protestantisme, églises “africaines”, présentes en France, et intensément occupées à évangéliser. Eglises “noires” ou églises “africaines” ? Comme les églises antillaises ne seront pas abordées ici, je parlerai d’églises africaines (je ne sais d’ailleurs pas si le livre de Pap Ndiaye, La condition noire aborde les questions religieuses).
“Un fait majeur des mutations religieuses récentes”
Le foisonnement d’églises protestantes “d’expression africaine” dans la
région parisienne est connu des sociologues des religions, mais n’a pas
encore fait l’objet de beaucoup d’enquêtes spécifiques (si ce n’est aux
frontières de la discipline, où intérêts pastoraux et intérêts
scientifiques se croisent). Pourtant, une thèse sur ce sujet, qui mêle
questions d’urbanisme (on va le voir), questions religieuses et le
thème omniprésent du racisme et de la discrimination… une thèse sur le
sujet aurait de grandes chances de trouver des financements [par exemple avec cette bourse]
C’est donc encore vers Sébastien Fath que l’on va se tourner : il
fournit, dans quelques articles et dans une dizaines de pages fort
synthétiques (dans Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France (1800-2005))
un point d’entrée vers les dimensions sociologique du phénomène. Il
écrit notamment, au sujet des “nombreuses Eglises africaines qui se
sont développées depuis trente-cinq ans”, que “leur identité
ethnique dresse parfois une frontière presque étanche avec l’univers
religieux environnant. Généralement de type charismatique, elles
opèrent suivant un régime d’oralité, porté par des pasteurs-prophètes
qui revendiquent une expertise thérapeutique. Opérant bien souvent en
large indépendance par rapport aux réseaux évangéliques déjà
constitués, elles posent un vrai défi à l’observateur. Comment les
repérer et les étudier?”
Posons ici que la vingtaine d’affiches recueillies peut constituer une
porte d’entrée vers un repérage et une étude. Cette méthode
d’objectivation a une portée limitée, mais elle a un intérêt :
photographier les affiches religieuses de Château-Rouge pendant une
longue période (un an serait un minimum, pour avoir une idée des
variations saisonnières) construirait des données uniformes. L’on
passerait à côté des églises qui s’appuient sur des réseaux tribaux ou
familiaux et qui ne font pas de publicité. L’on passerait aussi à côté
des plus petites entreprises religieuses (même si des “demi-A4″ sont
aussi affichés qui ne réclament pas beaucoup d’investissement).
Que voit-on si l’on lit ces affiches ?
Des indices d’une répartition inégale des capitaux
Qualité
de la mise en page, taille et qualité du papier ou des photos donnent
un indice, peut-être, de la richesse matérielle de l’église en
question. Mention d’un site internet… Mais la fréquence des fautes
d’orthographe est beaucoup plus discriminante et fournit un indice
objectif (même si leur calcul oblige à un travail lent et peu
agréable). L’absence de faute d’orthographe serait compris comme
l’indication qu’un groupe au capital culturel plus élevé a contribué à
l’affiche.
Une géographie des lieux de culte
Les affiches sont à Château-Rouge, mais les lieux de culte sont
ailleurs. Un seul se trouve, rue Doudeauville, dans une salle de sport.
Tous les autres se trouvent en banlieue. La carte ci-dessous (merci
google maps !) montre la répartition spatiale des lieux de cultes
mentionnés sur une petite trentaine d’affiches différentes :
Les assemblées se tiennent en banlieue, mais pas n’importe où en
banlieue. J’ai ici colorié en rouge la zone dans laquelle je m’attends
à trouver d’autres lieux de cultes (lors de mes prochaines récoltes
d’affiches).
- c’est dans les banlieues populaires et à forte présence immigrée que
se réunissent ces églises : Saint Denis, Bobigny, Montreuil, etc…
- c’est souvent dans des zones industrielles, ou, Plaine Saint-Denis, dans des centres de réunion. L’Espace Labriche
le dit explicitement : “Salles pour Cultes”. Ces églises sont jeunes,
n’ont pas encore construit ou acheté leurs bâtiments : elles louent une
salle pour quelques heures.
- Quand elles possèdent leurs bâtiments, ou qu’elles louent, depuis
longtemps, une salle, cela peut donner lieu à des conflits locaux,
comme à Montreuil en 2005 : le maire avait interrompu des cultes
évangéliques [voir par exemple : "Montreuil: un pasteur dénonce une
autre intervention du maire en plein culte", Agence France Presse,
11/02/2005 ; "La Fédération protestante de France annonce le dépôt
d'une plainte contre le maire de Montreuil", Associated Press,
20/07/2005]
Les affiches se trouvent dans Paris intra muros et les lieux de
culte en banlieue : l’idée se renforce que Château Rouge constitue un
“hub” (un centre connecteur de différents réseaux), un lieu parcouru
par des personnes des différentes villes de banlieue. Afficher à
Château-Rouge, c’est espérer toucher toutes celles et tous ceux qui
viennent y travailler ou y acheter.
Dans ce quartier (Château-Rouge / La Goutte d’Or), 36% des habitants
sont nés à l’étranger (c’est le double de la proportion parisienne),
et, depuis une vingtaine d’années, la multiplication de commerces
africains en a fait — pour reprendre le titre d’un article — « une
centralité africaine à Paris ». C’est la conséquence d’une augmentation
de la population africaine à Paris, mais aussi en banlieue :
Château-Rouge est un lieu de passage, où se retrouvent, pour acheter et
vendre, des résidants de la petite ou grande couronne. Château Rouge,
pour certains guides touristiques, c’est l’Afrique à Paris : “For the price of a subway ticket you are transported in the heart of Africa“.
Sophie Bouly de Lesdain le souligne : après les Maghrébins et les
Asiatiques, “au cours des années quatre-vingt-dix, les Africains du sud
du Sahara sont passés de l’autre côté de la caisse enregistreuse”
(”Chateau-Rouge, une centralité africaine à Paris”, Ethnologie française, 1999, n°1, 86-99, aussi sur HAL-SHS.) De clients ils sont devenus commerçants.
Ces commerçants résident le plus souvent en banlieue : ils viennent
travailler à Château-Rouge. Une partie des clients aussi (parfois même
de plus loin) : le quartier devient un lieu de rencontre, de
sociabilité. C’est ainsi que l’on peut comprendre comment “les
associations ethniques liées à des communautés marchandes urbaines
[contribuent] à fonder au centre de leur activité un espace religieux” (comme l’écrit Vasoodeven Vuddamalay dans un article des Annales de la Recherche Urbaine).
Pasteurs et institutions
Ces
églises évangéliques africaines sont faiblement structurées : les
pasteurs-prophètes sont souvent indépendants et les affiches mettent en
scène l’autonomie. Il existe bien une “Communauté des Eglises
Africaines en France” (CEAF, www.ceaf.fr)
qui rassemble une quarantaine d’assemblées locales et qui tente de
mettre de l’ordre, en insistant sur la formation théologique. Mais
aucune des églises mentionnées dans les affiches recueillies ne semble
en faire partie.
Une partie des pasteurs est constituée d’itinérants : en les cherchant
sur internet, on les trouve prêcher à Bruxelles, Aix La Chapelle ou en
Afrique. Les affiches mentionnent souvent leur origine nationale : le
“Prophète Ithiel Dossou” est du Bénin, le “Rev DR Samuel Osaghae” est
du Nigeria, l’”Evêque Pascal Mukuna” est de Kinshasa, et
L’Evangéliste Kiziamina est un serviteur de Dieu de renommé internationnal avec des dons particuliers des Miracles et Paroles de connaissance et prphétique, est également député en RDC [République démocratique du Congo]
Mais les origines sont aussi européennes : plusieurs affiches mentionnent des réunions de pasteurs venus de Belgique, de Hollande ou d’Allemagne. Sébastien Fath l’écrit : il faut comprendre la Plaine Saint Denis comme un espace religieux européen.
On peut estimer, à partir des affiches, l’âge des pasteurs : les cheveux blancs sont très rares. Il me semble que tous (sauf un) ont moins de 45 ou 50 ans. Les affiches sont peut-être le moyen utilisé par des pasteurs ayant commencé à étendre leur surface et leur réputation, mais dont la renommée a encore besoin du soutien d’une campagne.
Les
femmes jouent un rôle mineur dans les affiches. Numériquement, elles ne
représentent qu’une petite minorité des personnages photographiés.
Symboliquement, elles sont épouses et accompagnent l’oeuvre de leur
mari, même si leur accès au divin est similaire :
Jocelyne Goma est présentée ainsi sur le site internet de son église (qu’elle partage avec son mari) : “A
l’âge de 20 ans, Jocelyne vit une expérience extraordinaire. A son
domicile, un ange la visite et lui ordonne de se tourner en pureté et
en vérité vers Jésus-Christ.”
Rôle mineur, mais surtout, rôle banalisé. Le protestantisme évangélique
n’est pas monosexe. La “Conférence des femmes” du CRC illustre cela
(affiche non reproduite), ainsi que la présence de “Soeurs”, d’une
pasteure ou d’une “maman présidente” dans d’autres affiches.
Il devient aussi possible d’estimer, à partir des titres revendiqués
par les personnes photographiées sur les affiches, le type de charisme
revendiqué (ainsi que la place dans une hiérarchie). Certains se
présentent comme “Evêques”, c’est à dire comme des supérieurs
hiérarchiques garants de la vérité de par la place qu’ils détiennent
dans l’institution : leurs subalternes détiennent un “charisme de
fonction”. D’autres se présentent comme “DR” ou “Dr”, docteurs, garants
— car théologiens — de la vérité du message. Jean-Paul Willaime parle
de “charisme idéologique” pour décrire le type de charisme disponible
dans ce cadre où prime l’orthodoxie de la prédication (pour en savoir
plus, lire son Sociologie du protestantisme
en collection Que-Sais-Je-?) . D’autres, enfin et plus souvent, se
présentent en tant que “prophètes”, interfaces entre Dieu faiseur de
miracles et les hommes : l’indice pointe, ici, vers une église
pentecôtiste.
La place sur l’affiche : en haut / en bas — dans un cartouche ou non ;
la taille relative des têtes… donne une idée de la taille des personnes
dans la “cité de l’inspiration” (pour boltanskiser un peu) : seul, en
couple, en trio, muni de titres ou non, les personnages n’ont pas le
même rôle ni le même poids. Les affiches sont peuplées d’un petit
personnel religieux : chanteurs, “soeurs”, “frères” qu’il ne faudrait
pas oublier.
Quels “produits” ?
Les
“produits” proposés par ces entreprises religieuses montrent une
“aptitude paradoxale à concilier individualisme et discours théocentré”
(là encore, Fath, “Les protestants évangéliques français”, Etudes,
2005-4, p.351-361, disponible sur cairn.info). Cette aptitude se
perçoit dans l’Evangile de la prospérité promu par certaines églises.
La CRC écrit : “De
nombreux chrétiens croient que leur bénédiction consiste à occuper un
simple poste au sein d’une société, alors qu’en réalité, Dieu veut
propulser au rang de Chef d’entreprise la plupart d’entre eux.”
Des liens sont établis entre salut et santé physique : “L’Evangéliste Kiziamina” demande sur une affiche : “Amenez des malades, aveugles, possedés des esprits malins, … pour expérimenter la puissance du nom de Jésus-chrit dans nos vies“.
La pasteure Françoise Vangu (Flamme de Feu, une église récente de l’Entente congolaise des œuvres chrétiennes) organise une journée “Spéciale rentrée scolaire”.
D’autres proposent “délivrance”, “gloire, victoire et succès, guérisons
et miracles”, mais toujours au nom de Jésus, et en provenance de Dieu
(par l’intermédiaire du pasteur-prophète)
Prenons un peu de recul avec cette offre symbolique, et penchons-nous sur la forme des réunions religieuses, le cadre général. L’on remarque qu’il ne s’agit pas, dans ces affiches, des cultes hebdomadaires habituels. Les différentes affiches oscillent entre deux pôles. Les “croisades d’évangélisation” souvent mentionnées dans ces affiches sont la réunion de deux choses : la “croisade” d’un côté, une période d’activité intense, mais une période éphémère ; l’évangélisation de l’autre, qui a pour but ultime un changement d’identité, la conversion. Ce sont presque les deux types de religiosité mentionnés par Danièle Hervieu-Léger dans “Le Pèlerin et le converti”
Elle y opposait la religiosité catholique du début du XXe siècle (celle qui avait en son centre la figure du pratiquant) à la religiosité contemporaine structurée autour de deux pôles : celle du
pèlerin (activité intense, mais pendant un temps donné), celle du converti (changement de vie, nouvelle identité…).
Pas seulement des “croisades d’évangélisation” – on y trouve aussi des propositions culturelles plus larges. Un pasteur propose ainsi une “conférence-débat” :
Grande conférence débat : La malédiction des Noirs, Mythe, Manipulation ou Réalité
Des siècles d’eslavages, des décennies de colonisation et d’apartheid, des populations entières qui croupissent sous le joug de la misère économique, des foyers de tension présents un peu partout sur le continent africain, l’Homme Noir semble condamné à être à la traîne.
Le point de départ est biblique (la malédiction de Cham), mais il semble qu’un agenda autre est proposé ici : pas un miracle ou une guérison, mais une édification par la “prise de conscience” d’une discrimination structurelle.
En étudiant les “itinéraires des églises évangéliques ethniques au sein de la société française”, Sébastien Fath distingue les “niches communautaires”, les “lieux d’intégration” et les “communautés transitionnelles”. Je ne suis pas certain de réussir à utiliser ces distinctions pour donner du sens à ces affiches. Mais certaines d’entre elles, c’est indéniable, jouent avec les symboles de la République : le “Bleu Blanc Rouge” me semble être utilisé bien trop souvent pour n’être que le résultat du hasard. De là à penser que ce qui se montre sur les affiches est — par clin d’oeil — une annonce de ce qui se joue dans les assemblées ou les églises, c’est un pas que je ne franchirai pas : les études ethnographiques sont sur ce point nécessaires.
En conclusion
J’ai essayé ici de me servir d’une série d’affiches recueillies au
cours des trois dernières semaines comme données pour un premier
travail d’objectivation. Il est trop tentant d’utiliser ces affiches
comme simple illustration, en laissant de côté ce qu’elles disent
(parfois malgré elles). Le va-et-vient entre les quelques textes sur
les églises d’expression africaines et ces affiches me laisse penser
qu’elles peuvent constituer le matériaux d’une petite recherche
sociologique. Alain Chenu n’a-t-il pas, à partir d’un magazine, publié
cette année dans la Revue française de sociologie une “Sociologie des couvertures de Paris-Match“.
Pour aller plus loin
Fath, Sébastien. Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France (1800-2005), Genève, Labor et Fides, 2005
Fath, Sébastien. Les protestants évangéliques français, la corde raide d’un militantisme sans frontière, Etudes, 2005-4, 351-361
Bouly de Lesdain, Sophie. “Chateau-Rouge, une centralité africaine à Paris”, Ethnologie française, 1999, n°1, 86-99
Vuddamalay, Vasoodeven. “Commerces ethniques et espaces religieux dans la grande ville (PDF)“, Annales de la recherche urbaine, 2004, n°96
Entretien avec l’historien Afe Adogame, Religioscope
Fancello, Sandra. “Réveil de l’ethnicité akan et pentecôtisme ‘indigène’ en Europe“, Diversité urbaine, 2007-1, 51-67
Presse
Et, l’année prochaine, le colloque de l’association française de sociologie des religions, Dieu change en ville : religion, espace et immigration (2 et 3 février 2009)